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D&S, DMS et l’art du cercle carré

Martine Vidal
Co-fondatrice de D&S/DMS

Normes et créativité pédagogique

En 2018, dans « Une page d’histoire »,  (Vidal M. et Conseil Scientifique, 2018), on vous a raconté, sous forme d’entretien, les prémices de DMS, c’est-à-dire de D&S qui devint DMS, et un peu de ce qui s’ensuivit.

Vous aurez noté qu’à la troisième question de cet entretien, il est répondu ceci :

« La convention prévoyait qu’HSP [Hermès-Science Publications, coéditeur de D&S, avec le Cned, au moment de sa création, en 2001] et le Cned désigneraient chacun son « représentant » audit conseil, et que les deux représentants choisiraient eux-mêmes (elles-mêmes, en l’occurrence) un troisième compère. C’est ainsi que le 30 mars 2001, Monique Grandbastien, qui apporte toute son expérience – elle est déjà rédactrice en chef de la revue Sciences et techniques éducatives (STE), et moi-même, décidons de convaincre Pierre Mœglin de nous rejoindre. Il est alors professeur en sciences de l’information et de la communication à Paris 13, et, ce qui était très pertinent, auteur parmi bien d’autres publications de « L’industrialisation de la formationÉtat de la question »

Nous étions donc un trio, deux commères et un compère, pour donner du sens au projet Distances et Savoirs. Et pour nous pencher, avec les premiers participants au comité scientifique, sur le domaine de la revue, et rédiger sa première présentation officielle.

Ce qui donna ceci :

 

Copie d’écran du site web du Cned, en février 2003

 

L’ambition du projet fut bien assumée dès le premier éditorial du premier numéro, cosigné par les trois cofondateurs. L’entrée en matière souligne, en 2003, l’évidence d’une distance temporelle (c’est grâce à elle que je me permets ce retour en arrière) :

 « Au cœur du savoir, la distance. Les connaissances ne s’enseignent ni ne s’acquièrent sans transition ni médiation. Il faut du temps pour apprendre, et du recul. Il n’y a d’autre accès aux ressources éducatives que distancié. Indispensables autant qu’inévitables sont donc délais et étapes. En formation, l’immédiateté est une illusion, la fusion, un mirage. Abolir la distance ? C’est vouloir faire échapper l’apprentissage à la trivialité  des conditions concrètes de sa réalisation. Vaine prétention ! Distance et mise à distance sont partout nécessaires, y compris en présentiel. »

 Et quelques paragraphes plus loin, le trio énumère les angoisses de l’époque, face à l’intrusion des outils technologiques :

 « Pour autant, dans la formation (comme ailleurs), les outils de la médiatisation ne sont ni neutres ni transparents. Les relations entre protagonistes se compliquent dès que les technologies s’en mêlent ; la gestion des cursus s’alourdit. Des fonctions pédagogiques traditionnelles sont disqualifiées. Des compétences nouvelles sont requises, du côté de l’encadrement et du tutorat notamment. Des problèmes inédits surgissent, financiers, juridiques, organisationnels. Des spécialistes, jusqu’alors inconnus, prennent place à côtés des industriels et technologues : administrateurs de plates-formes, experts, webmestres, gestionnaires de portail. »

Tout en veillant à dissiper les éventuels mirages, et fort heureusement, Monique Grandbastien s’assura que, confrontés à l’exploration scientifique des « compétences nouvelles », les lecteurs de D&S fassent sans trébucher « leurs premiers pas dans le monde des standards pour la formation en ligne » ; elle les exhorta même à s’y investir (et, ce qui fut souvent le cas, à publier leurs efforts et leurs résultats dans D&S). 

« Parler de normes et standards pour des ressources pédagogiques peut sembler paradoxal tant les concepts de normalisation et de pédagogie paraissent éloignés. En effet, il n’est heureusement pas question de normaliser la pédagogie ! En revanche, le développement des ressources en ligne nécessite la création de nouvelles normes pour permettre interopérabilité et réutilisation de ces ressources. Un des objectifs de cet article est d’attirer l’attention des utilisateurs sur l’intérêt qu’ils ont à participer activement à l’élaboration de ces définitions normatives pour ne pas se voir imposer des cadres qui ne répondraient pas à leurs besoins et restreindraient la créativité pédagogique. »

Le premier carré

Puis, quelques années plus tard, en 2012, il fallut passer de D&S en papier à DMS en ligne [1], comme on le comprendra grâce à Ronald Searle, qui n’eut jamais peur d’aucune mise au carré, ni d’aucun cercle quelles que fussent les qualités de celui-ci.

 

 Ronald Searle (1968), image extraite de The square egg and the vicious circle.

Les comités de rédaction et scientifique, s’étaient interrogés sur ce M venu s’immiscer entre les distances et les savoirs. Lors d’un entretien à trois, Médiation, médiations… (2012-2013), Monique Grandbastien sut à nouveau apporter une analyse mathématique, géométrique et structurante au sujet de ce téméraire M.

« Je voudrais, dans ce dialogue à plusieurs voix sur les médiations, faire entendre celle des concepteurs de systèmes informatiques ».

Elle évoque alors deux catégories,

« La première comprend l’ensemble des simulations, interactions via des visualisations, claviers, touchers, joysticks et autres réalités augmentées »(…) « La seconde comprend les dispositifs de communication des personnes entre elles, notamment les réseaux sociaux, mais aussi les forums, chats, skype et autres possibilités de liaisons synchrones et asynchrones entre humains. »

Puis elle suggère que l’on passe du modèle en triangle de Houssaye (élève, maître, savoir), à un modèle en carré :

« On peut alors passer à un modèle en carré en conservant le maître/auteur et en ajoutant le système informatique à l’élève et au savoir. Mais de quel maître parle-t-on alors ? Celui qui est physiquement présent dans la salle dans un dispositif hybride, celui qui est accessible à distance via le dispositif informatique, en synchrone ou non, ou les deux ? Et puis le maître ne suffit pas parce que tout système informatique donne maintenant accès en même temps à beaucoup d’autres personnes susceptibles de faciliter les apprentissages (ou de distraire des mêmes apprentissages !) ».

Et de conclure en ouvrant avec succès, un vaste espace pour les futures contributions à DMS, (DMS au carré ?) :

« Voilà donc beaucoup de médiations nouvelles, complexes et croisées que les chercheurs auront à démêler et analyser du point de vue de leurs intérêts pour les apprentissages. »

 Puis le carré appelant le cercle, DMS s’employa à le rendre vertueux [2].

 Du carré au cercle bilingue

 
Une série de trois numéros de DMS en résultent.

Le premier, DMS 45/2024, s’intitule Apprendre et faire apprendre dans « le monde d’après ».

Le second numéro de la série, DMS 46/ 2024, Utiliser la vidéo en formation à distance et observer collaboration, interaction et relations interpersonnelles, s’ouvre sur un éditorial dont la cosignature est elle-même une image de cette collaboration internationale, Monique Grandbastien vient représenter DMS, Hélène Pulker et Elodie Vialleton s’exprimant tout à la fois pour DMS et pour l’Open University britannique. Elles indiquent à la fin de l’introduction à l’éditorial :

« Les éditrices du numéro 45 [Claire Peltier et Caroline Rizza] concluaient l’édito en précisant que les articles proposés dévoilaient quelques facettes de la grande question qui interroge la sphère éducative depuis toujours, comment apprendre et faire apprendre ? »

La conclusion de l’éditorial du troisième numéro, DMS 47/2024, Distance, Flexibility and New Teaching Modes: From the COVID Emergency to Sustainable Transformations, sous la responsabilité de Hélène Pulker et Elodie Vialleton, montre que les questions insérées dans le carré décrit par Monique une dizaine d’années plus tôt, sont toujours d’actualité :

“Overall, all the contributions in this issue allow us to confront and reflect on both traditional and innovative learning and teaching approaches. What can be done online? What should be left to the classroom in hybrid settings? What benefits can flexibility offer? These are important questions in the brave new post-COVID world where distance pedagogies are no longer the preserve of distance specialist institutions but now also sustainable alternatives to be integrated within or combined with traditional face-to-face teaching.”

Pas le dernier carré

L’éditorial du dernier numéro de DMS en 2024, DMS48/2024, le dernier cosigné par Monique, commence par cette énigme, proposée par Eric Bruillard :

« Qu’est-ce qui est à la fois Espace, Domaine, Contrat, Cadre, Cercle, Climat… en soi, mais aussi l’École et le système scolaire… et peut être numérique ? »

Monique est largement partie prenante dans la réponse, révélée à la fin de l’éditorial : avec confiance, DMS a toujours pu compter sur elle pour ouvrir son horizon et soutenir ses initiatives ; et je la remercie pour toutes ces années parcourues ensemble, puis celles qui suivirent et continuent de faire de DMS une revue que ChatGPT enviera.

&≠M

J’oubliai un autre carré dans les aventures de D&S / DMS.

Il fallut aussi convaincre le logo qui avait accompagné 66 numéros de D&S, d’accepter ce M, qui chassait l’esperluette de D&S, et pour laquelle nous étions restés modestes, au vu des innombrables possibilités.

 

 Quelques exemples tirés de Rigaud, E. (2010)
 
Nous pensions qu’une rapide consultation d’Orbis Sensualium Pictus, Johann Amos Comenius (1658), nous permettrait de répondre à la difficulté en nous offrant une démarche pédagogique innovante et pleine d’images. Comenius ? Indubitablement, l’une de ces « autres personnes susceptibles de faciliter les apprentissages (ou de distraire des mêmes apprentissages !) » évoquées par Monique [3].

Il faut dire que la description que Comenius donne lui-même de son ouvrage, fait largement penser à D&S, version papier :

« C’est un livre petit, comme vous le voyez, d’un volume modeste, mais qui est un résumé du monde entier et un langage complet, plein d’Images, de Nomenclatures et de Descriptions des choses. »

 

 

Pages suivantes, les prémices de D&S :

 
 
 
 

Mais il s’avéra que les lettres D, M et S proposées par Coménius, s’inscrivaient toutes dans un rectangle, et non dans un carré, et qu’elles refusèrent de se plier aux exigences d’un simple logo. Que l’on juge par soi-même, grâce à l’une des nombreuses versions de l’ouvrage, plurilingue (ce qui aurait pu satisfaire à la vocation internationale de DMS).

Extraits des pages 4 et 5 de Orbis Sensualium Pictus, version en allemand de 1698, avec traduction en latin, puis celle de 1666, destinée à l’apprentissage du latin et du français. 
 
 
On opta donc pour qui n’était ni circulaire, ni vertueux, mais tendait vers un carré. Et l’on souhaite qu’il continue ainsi, distance temporelle infinie, ou quasi…
 
 


[1] Pour les vraies raisons, on trouvera la réponse dans « Une page d’histoire » : le coéditeur de D&S, Lavoisier à l'époque où le Cned a été convaincu d'assumer seul le rôle d'éditeur de la revue, conservait juridiquement le titre. Nous avons donc dû très légèrement modifier le titre original, et D&S est devenu DMS, l'esperluette remplacée par « médiations ».

[2] On peut citer parmi les contributions évoquant ce cercle vertueux (liste non exhaustive) :

Entretien avec Mathieu Nebra, cofondateur du site de e‑learning OpenClassrooms. (2017). Distances et médiations des savoirs. https://journals.openedition.org/dms/2072

Quéré, M. (2018). La rétrospection d’un témoin a-t-elle de l’intérêt pour l’e-prospective ? Distances et médiations des savoirs. https://journals.openedition.org/dms/2635

Batier, C. (2021). Comment changer de métier tous les 6 mois en faisant la même chose ? Le paradoxe de l’accompagnement pédagogique. Distances et médiations des savoirs. https://journals.openedition.org/dms/6295

Cisel, M. (2022). De la collecte des traces d’interaction à la publication scientifique. Distances et médiations des savoirs https://journals.openedition.org/dms/6953

Dessus, P., Besse, E. (2020). Des ressources de cours libres et collaboratives pour une formation hybride des enseignants : Design et impact . Distances et médiations des savoirs https://journals.openedition.org/dms/5252

Massou, L. (2022). Mutualisation des ressources pédagogiques numériques pour l’hybridation : vers l’éducation ouverte ?  Distances et médiations des savoirs. https://journals.openedition.org/dms/7997

[3] Ce à quoi répond certainement Down With Skool!: A Guide to School Life for Tiny Pupils and Their Parents, un opus de Geoffrey Willans, illustré par Ronald Searle, en 1953

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